Réussir ou faire semblant

Je me suis souvent demandé d’où venait notre capacité culturelle à faire semblant. Sur le terrain, on pose la...

Réussir ou faire semblant

Je me suis souvent demandé d’où venait notre capacité culturelle à faire semblant. Sur le terrain, on pose la question : à quoi voudriez-vous que ressemble votre entreprise, département, service d’ici trois ans ? Généralement, les gens savent vous répondre à ci et à ça (parfois avec un peu d’effort). Quel chemin comptez-vous prendre pour y parvenir ? Plus facilement, ils vous disent réussir çi, éviter ça. Puis on regarde ensemble le management visuel et aucune des mesures suivies, indicateurs affichés ou problèmes abordés ne correspondent aux buts et moyens recherchés.

Mais pourquoi ? Que leur passe-t-il par la tête ? Pourquoi tant d’efforts pour faire quelque chose qui, au final, est une pure perte ? Pourquoi centraliser un shop stock au lieu de mettre une étagère en sortie de chaque cellule (et rendre la cellule propriétaire de sa production) ? Pourquoi répartir des composants en petits bacs (au lieu de grands bacs) pour au final les déplacer en même quantité, sans réduire la taille de lot ? Pourquoi afficher des Pareto des défauts et ne pas regarder chaque produit défectueux pour en comprendre la raison ? Faire semblant est une spécialité française qui mène invariablement à alourdir les processus administratifs pour contrôler des variables qui n'ont guère besoin de l’être tout en passant sous silence le fond du problème.

Nous avons tous vécu ce genre de situations. Comment faire semblant de faire de la qualité ? Produire à grand frais un référentiel qui permet d’auditer l’exécution de chaque processus et pourtant passer à côté du défaut principal ? À l’hôpital, l’audit retoque un service excellent sur l’infection parce que les plans n’étaient pas formalisés et passe à côté de la surmortalité dans le centre de dialyse. Comment faire semblant de faire de la productivité ? Organiser chaque pas des opérateurs et manquer qu’une opération est systématiquement retouchée. Dans un service informatique, tous les plans d’action sont affichés pour une migration de système mais pas la cible précisant les critères de succès.

Ce « faire semblant » à un coût de confusion et de perte de sens. Les équipes voient bien qu’on leur demande du travail supplémentaire sans en voir de résultat – ou de possibilité de résultat. Tôt ou tard s’installe un esprit de « à quoi bon ? » ou même les plus déterminés arrêtent de monter au front car ils ne sont plus sûrs de ce que la direction attend vraiment d’eux. Le résultat global est souvent une suite d’initiatives menées avec vigueur par le management pour la direction, sans progrès évident ni pour les clients, ni pour le personnel, ni même du point de vue comptable.

Faire semblant est une routine défensive pour éviter d’aller à la zone de conflit (et donc d’apprentissage et de collaboration) et y avoir une conversation authentique sur ce qu’il faut comprendre pour réussir. Les routines défensives existent partout, souvent dans des modes propres à chaque culture et je me pose la question depuis longtemps de ce qui nous rend si friands du faire semblant. J’y vois deux causes principales qui nous appartiennent.

La première est que notre culture n’a pas de mode naturel de gestion de conflit. Chez nous, le conflit s’exprime la plupart du temps sous la forme de pouvoir : celui qui a le plus de pouvoir perçu gagne, l’autre perd et se tait. Dans les conflits en entreprise, il n’y a pas de recherche systématique d’une espace gagnant-gagnant (plutôt que « ils vont bien voir ! ») ni de recherche d’un chemin pour y aller, ni de savoir-faire pour construire ce chemin. A deux : se mettre d’accord sur un premier point, aborder le second, puis, de compromis en compromis, construire un accord concret, réalisable et, on l’espère durable.

Deuxièmement, notre cartésianisme, dont nous sommes fort fiers, nous amène à exprimer les situations en oppositions génériques plutôt qu’en équilibres pragmatiques. En s’opposant à l’esprit d’autorité de l’antiquité (Aristoteles dixit), le cartésianisme prône la logique et la déduction, mais du coup s’oppose facilement à l’empirisme de la méthode expérimentale.

On opposera, par exemple, réussite professionnelle à réussite familiale, comme si cette opposition allait de soi (réussir l’une et pas l’autre), plutôt que de faire le tour de nos connaissances et de se demander au cas par cas comment ils ont géré leur équilibre pro/perso et se rendre compte qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale, mais plutôt un continuum entre ceux qui ont réussi sur les deux plans, ceux qui ont réussi un plan mais pas l’autre et ceux qui ont échoué aux deux.

Notre mode de pensée tend à exagérer les dimensions contradictoires, souvent en considérant qu’une double contrainte est une mauvaise chose, ce qui exacerbe les zones de conflit, et notre incapacité à aborder le conflit constructivement nous amène naturellement à contourner le problème et… faire autre chose.

Une véritable résolution de problèmes au contraire, a pour ambition de clarifier les buts (ce qu’on cherche), les moyens (comment on compte s’y prendre), et les obstacles rencontrés en pratique afin d’y trouver, ensemble, des contremesures astucieuses qui coûteront le moins (d’effort et d’attention) au moins de personnes possible.

Si faire semblant est un mal français, quel pourrait en être l’antidote ? Tout simplement, le reconnaître et le refuser. Pour ce faire il faut que nous changions de posture et développions l’intention de l’implication des personnes dans la résolution pragmatique de problèmes locaux, plutôt que d’encourager l’application rigide de nouvelles procédures pour éviter des problèmes génériques… qui ne se poseront jamais vraiment comme ça en pratique. Impliquer requiert d’accepter les différences d’opinion et d’explorer la perspective de l’autre, de chercher une sortie au conflit, et pour se faire regarder au cas par cas la réalité de la situation plutôt que de procéder par esprit de déduction logique.

Quand une équipe vous montre un truc bizarre qui ne fait pas grand sens, vous posez vous la question : les ai-je impliqués dans la construction et la compréhension de mon but à 3 ans ? Sommes-nous d’accord sur la façon d’y aller ? Ai-je écouté leurs soucis et leurs idées pour forger, pas à pas, un chemin viable ? Ou, au contraire, ai-je craqué et leur ai-je dit « je suis le boss, faites comme je vous ai dit » sans me soucier ni de leur compréhension ni de leur accord.  L’application conduit toujours à faire semblant et à construire la ligne Maginot au lieu de préparer la guerre mobile – avec les résultats qu’on sait. L’implication, au contraire, mène à considérer chaque personne une par une, à écouter, expliquer, explorer, négocier jusqu’à forger ensemble une idée claire du but recherché, du plan pour l’atteindre et des moyens visuels pour suivre ce plan et repérer les obstacles au fur et à mesure qu’ils apparaissent, de manière à, de nouveau, impliquer les équipes dans leur résolution. Ne faisons pas semblant. Abordons ensemble les sujets qui fâchent avec la volonté de mieux se comprendre mutuellement, d’avoir des conversations plus sincères et de trouver un chemin ensemble même - surtout – quand cela paraît difficile, voire impossible.

Michael Ballé

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