Le rêve de certains dirigeants, qui voient dans le management visuel une opportunité de serrer au plus près leurs équipes, serait de transformer chaque livrable, chaque mesure en un signal qui soit ou vert ou rouge. Un beau tableau de bord au mur, bien lisible, qui leur donne les moyens d’exiger plus et, croient-ils, à bon escient : quand allez-vous faire cette action initialement prévue en semaine 36, toujours pas faite en semaine 42 ? Qu’avez-vous fait pour corriger cette dégradation du taux de service le mois dernier ? On est le 15 du mois suivant, mais qu’importe, le positionnement est celui du chef dynamique et pro-actif qui ne consent à regarder le monde de l’entreprise que comme un univers simple d’actions / réactions : « le taux de service est dans le rouge ? Je veux voir en face l’action entreprise pour corriger le problème ». Oui, mais un mois après les faits, et sur un indicateur qui résulte de myriades de petits facteurs convergents ou divergents, ce n'est plus du management visuel, c’est du reporting au mur. Qui ne s’en cache parfois même pas : les powerpoints ou graphiques excel qu’on projetait hier en salle sont imprimés et collés aujourd'hui au mur, pour faire « visuel ».
Ce sont les mêmes dirigeants qui ne pensent l’amélioration continue que comme le suivi du nombre de problèmes en cours ou d’idées d’amélioration émises : un but managérial à atteindre quand tout l’objet de l’amélioration continue est un apprentissage à faire.
Les pires profitent du management visuel pour afficher au mur des listes nominatives, montrant les performances de chacun, du meilleur au moins bon, en termes de ventes, de prospects, d’idées, ou de réalisations.
Ce type de management visuel aboutit à l’effet inverse à celui souhaité : ceux qui avaient joué la transparence en montrant des problèmes (des livrables ou des indicateurs en « rouge ») les masqueront désormais, préférant agir seuls plutôt que de devoir en rendre compte formellement. Ceux qui pensaient pouvoir se faire aider par des collègues ou leur chef en posant une difficulté sur la table craindront désormais d’être jugés comme incompétents. Et les plus malins se débrouilleront pour faire de l’activisme sur ce que mesure le chef, afin de remonter dans la liste infamante. Le management visuel peut être un moyen puissant de créer de la pression managériale, du stress, de l’humiliation.
Pourtant, bien conçu, bien compris, il est indispensable pour le développement des compétences de l’équipe et la croissance durable de toute l’entreprise.
Le management visuel, dans l’opérationnel de tous les jours, c’est d’abord l’opportunité de lire immédiatement, instinctivement, les anomalies et de savoir quoi en faire : c’est la commande qui n’est pas complète dans la zone de préparation à l’expédition une heure avant le départ, le bac vide de consommables dans la pharmacie d’un hôpital, la couleur anormale d’une matière ou d’un pigment, qu’on repère immédiatement grâce à une défauthèque. Ou encore le remplissage anormal d’une base de données ou la lecture à l’écran d’une consommation de stocks surprenante. Ce qui permet de voir tout de suite la prochaine étape, intuitivement et sans se poser de questions.
De la même manière, la carte Kanban, ou le petit lot de factures à rapprocher en compta, posé sur un bureau, ou encore le prochain bac de lettres à trier dans un centre postal, qui vient d’être apporté par le boulistier,
nous donnent le signal clair de la prochaine tâche. Réagencer les tâches à faire, selon le
takt time du client ou du partenaire, sur un horizon court de temps (idéalement la journée, au maximum la semaine) aide à ne pas rater de livrable ou de production. Et nous force à mixer les différents types de produits ou de services à livrer chaque jour ou chaque semaine (un peu de tout tout le temps). Le management visuel est alors le reflet au mur ou dans un tableau de lissage du plan de production pour l’équipe, que l’on soit dans la cuisine d’un restaurant, dans une équipe gérant des prises en charge médicales, un
back office de banque ou une usine. C’est en rentrant dans du détail à la semaine, puis à la journée, à l’heure, que se dégagent les vraies opportunités de comprendre et de progresser.
Ce type de management visuel, associé à l’
andon et aux bacs rouges, permet de déclencher du
jidoka en cas d’anomalie ou si l’un des éléments prévus ne peut être réalisé dans les temps ou avec la qualité voulue : alerter, d’abord, obtenir de l’aide, le cas échéant, empêcher la propagation du défaut, toujours. C’est le contenu du bac rouge qu’il faut rendre visible, ainsi que l’
andon, le signal d’arrêt de ligne, afin de déclencher la chaîne de support managérial. Le manager sur son
gemba n’exige pas de lire sur un mur l’action corrective mise en œuvre, il vient d’abord sur place aider à comprendre et à résoudre.
Pour autant, toutes ces micro actions au quotidien (revenir dans le
takt, aider, dépanner, éventuellement surseoir et faire une autre tâche à la place) doivent laisser la place à la réflexion. Le feu éteint, ou le contournement trouvé, comment réduit-on le risque, comment revient-on au nominal, et surtout, comment apprend-on de ce qui s’est passé ?
C’est là la deuxième fonction du management visuel :
créer des espaces de collaboration plus ou moins formels, où l’on réfléchit et discute. Que nous est-il arrivé ? Qu’avons-nous appris ? Devons-nous creuser plus loin sur les hypothèses de causes ? Ce qu'on voudrait voir au mur dans ce cas, ou sur des
paperboards, ce sont des questions, avec des hypothèses, et des tests en cours pour les confirmer. Ou un truc qu’on vient d’apprendre ou de comprendre. Ou des idées d’amélioration en cours de réalisation. Tout ce qui fait la valeur propre de l’humain par rapport au robot.
Ce n’est pas du
reporting qu’on veut au mur, ce sont des signaux intuitifs et utiles aux opérationnels sur leur quotidien, et de la place, et du temps, pour comprendre et apprendre ensemble.
Catherine Chabiron
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