Réflexions au retour d’un road trip Lean en Norvège

Après avoir visité plusieurs gembas en Norvège, les auteurs partagent leurs réflexions et discutent de l’importance de...

Réflexions au retour d’un road trip Lean en Norvège

Après avoir visité plusieurs gembas en Norvège, les auteurs partagent leurs réflexions et discutent de l’importance de rendre les flux d’information visibles. par Michael Ballé, Daryl Powell, et Eivind Reke.

Une semaine « non-stop » de visites gemba en Norvège nous a apporté son lot de fortes impressions. La réflexion Lean est fortement ancrée au sein de plusieurs entreprises de production en Norvège avec un marché qui, du fait de nombreux facteurs (dont la géographie), préfère acheter local. C’est une différence criante avec des pays comme la France, où de nombreuses entreprises ont simplement « abandonné » et ont délocalisé leur production à l’Est – que ce soit en Europe de l’Est ou en Chine – et découvrent maintenant la triste réalité que sans production pour tester les idées des ingénieurs, il ne peut y avoir de conception de produit intelligente. Et vous pourrez faire autant de marketing ou d’innovation digitale que vous voudrez, cela ne vous sauvera pas si vos clients ne sont pas convaincus chaque jour par la qualité et le prix de vos produits. La Norvège n'a pas adhéré à cet engouement pour l'externalisation. En effet, en roulant de Stavanger à Lyngdal (deux heures de route), nous avons vu de nombreuses petites et moyennes entreprises prospérer dans les endroits les plus improbables.

Le voyage nous a conduits dans les vallées et le long des côtes du sud-ouest de la Norvège et nous a fait découvrir un environnement inhabituel. Tout d’abord, nous avons visité des entreprises déterminées à conserver leur production, plutôt que de concevoir des produits et les faire fabriquer dans des pays à moindre coût – ou simplement de les distribuer. Deuxièmement, notre voyage gemba était organisé par SINTEF Manufacturing, dont l’objectif est d’aider les entreprises de fabrication (l’organisation mène aussi des recherches très sérieuses sur le Lean – le vrai Lean). Troisièmement, nous avons été accueillis par des PDG qui nous ont écoutés attentivement, ont discuté nos arguments, et ont véritablement pris en compte la perspective « à l’envers » du Lean. En fait, la plupart d’entre eux ont changé leurs plans et ont commencé à expérimenter le flux tiré dès le lundi suivant.

En bref, nous avons vu comment les choses peuvent fonctionner quand les gens sont, eh bien, sérieux. Comme le dit Isao Yoshino, un vétéran de Toyota et co-auteur (avec Katie Anderson) de Learning to Lead, Leading to Learn, le véritable secret de Toyota, c’est qu’il n’y a pas de secret – les dirigeants et les ingénieurs de Toyota sont tout simplement sérieux dans leur volonté de réussir. Ce que nous avons vu au cours de notre périple aurait pu se produire n’importe où, dans n’importe quel pays, mais c’est en fait très rare, principalement pour des raisons politiques.

Notre voyage nous a aussi fait réfléchir sur la nécessaire remise en question de notre manière d’enseigner en tant que professionnels du Lean. Toutes les entreprises que nous avons visitées maîtrisaient le concept de flux. Elles ont créé un flux de matière dans leurs usines, en séquençant les opérations lorsqu’elles le pouvaient, et ont cherché des moyens de rapprocher la matière première des machines, travaillant sans relâche pour améliorer l’efficience de leur flux de matière. Cependant, peu ont conscience que le flux est seulement la première étape.

Sans une compréhension fine du flux d’information, il est très difficile de voir où se situent les vrais problèmes - ceux qui ont un impact stratégique sur l’entreprise et qui doivent être traités immédiatement. Peut-être est-ce là quelque chose que nous n’avons pas su montrer aux praticiens. Pour reprendre les mots de Nate Furuta – « Pas de problèmes, pas de Kaizen ». Cela ne veut pas dire que ces entreprises norvégiennes ne résolvent pas de problèmes. Elles le font. Mais elles se concentrent surtout sur les problèmes tels qu’ils sont perçus par les équipes – et non par les clients ou d’autres départements. En conséquence, les activités de résolution de problèmes ne contribuent que peu à la compétitivité de l’entreprise et d’amélioration de la valeur pour le client ou de réduction de la base de coûts.

Depuis le début des années 1990, les leçons de Toyota en matière de Lean se sont concentrées sur l’amélioration du flux d’information en visualisant de manière plus précise la logistique : chaque boîte doit aller d’un point A à un point B à un moment précis. Cela commence par la maîtrise des camions sortants :

  1. Le prochain camion partira-t-il à l'heure prévue ?
  2. Contiendra-t-il exactement tout ce que nous avons promis au client ?
  3. Quels sont les produits faciles à livrer et lesquels sont compliqués ?
  4. Quels sont les problèmes révélés ?

Cette accent mis sur une logistique de précision peut ensuite être étendu étape par étape :

  • Avons-nous une zone de préparation de camion ?
  • L’inventaire des produits finis est-il rendu visuel d’une manière qui révèle pourquoi nous avons besoin en premier lieu de disposer de produits finis ?
  • Chaque cellule de production dispose-t-elle son propre supermarché de produits finis ?
  • Les choses se déplacent-elles par un Kanban ou bien par des instructions de production générées par ordinateur ?

Ces questions très concrètes induisent des questions relatives au contrôle de la qualité sur le gemba :

  • Chaque point de contrôle de la qualité est-il identifié ? Les problèmes sont-ils suivis ?
  • Chaque opérateur est-il attentif à ses propres points de contrôle de la qualité ? Connaît-il les décisions qu’il doit prendre et son mandat est-il clair ?
  • La chaîne d’aide hiérarchique est-elle suffisamment réactive pour ne jamais laisser un opérateur isolé face à un problème ?

Cet accent mis sur une logistique de précision est la clef de la productivité car la logistique est la clef de voûte de tout ce que nous faisons. Lorsque quelque chose n’est pas là quand il devrait être, nous sommes face à un choix. Nous pouvons soit faire autre chose, pour que la machine continue de tourner et que les employés continuent de travailler, soit faire du kaizen maintenant. Pourquoi n’est-il pas là, et quelles sont les contre-mesures ? Nous pouvons créer un visuel de toutes les livraisons en retard et des pièces manquantes pour mieux comprendre notre manque de précision. Nous pouvons choisir de sauter le pas du Juste-à-Temps, ou bien rester en-dehors. Le monde change une fois que nous sauté le pas, mais pour la plupart d’entre nous, cette porte semble terriblement étroite.

En ayant cela à l’esprit, nous pourrions voir que régler le flux de matière signifie souvent créer une autoroute (ou plusieurs s’il y a plusieurs flux de valeurs) – mais avec de nombreux produits personnalisés, il y a aussi beaucoup, beaucoup de routes secondaires. Le défi de toute entreprise moderne est la personnalisation de masse : comment faire en sorte que les produits fabriqués à la demande s’intègrent dans le flux de matière, ce qui conduit directement à des problèmes de flexibilité. En l’absence d’un flux d’information rendu clairement visible par le Kanban, les palettes de produits sont déplacées en fonction de l’initiative de l’opérateur ou des instructions d’un ERP, ce qui n’est pas idéal si l’on veut comprendre où se situent les véritables problèmes de flexibilité.

Lors de nos entretiens avec les PDG, nous leur avons demandé de dresser la liste des objectifs qu’ils fixent à leur entreprise, et la plupart nous ont fait part d’une liste sensée de tout ce qui doit être bien fait. Puis nous avons demandé : où sont les objectifs de développement du personnel ? Un silence gênant avec des regards vagues s'ensuivit. Ce n’est pas une surprise : le développement du personnel est encore trop souvent négligé par les organisations, et rares sont ceux qui voient que pour atteindre un objectif opérationnel, il faut d’abord acquérir la compétence, puis apprendre à travailler en équipe entre dirigeants. Au niveau stratégique, vous pouvez vous demander : quels sont vos principaux objectifs stratégiques et comment comptez-vous passer de votre situation actuelle à celle de demain, du mois prochain, de l’année prochaine ou dans cinq ans ? Les entreprises ont souvent une liste claire des objectifs qu’elles souhaitent atteindre, mais il leur manque une liste associée d’objectifs de développement du personnel. Au-delà des slogans et des paroles en l’air, où se trouve le lien clair entre les objectifs stratégiques et les compétences et connaissances spécifiques que chacun doit développer pour que ces objectifs stratégiques soient atteints ?

Bizarrement, ceci est aussi lié à la logistique. Tant que nous ne verrons pas des problèmes surgir à chaque minute grâce au Kanban ou aux points de contrôle qualité, il sera vraiment difficile de savoir sur quoi développer son personnel, et de l’organiser. C’est une décision difficile à prendre, mais il est préférable de ne pas se lancer dans l’automatisation et la numérisation si vous n’avez pas encore commencé à régler votre logistique. Si vous réglez la logistique, il y a de fortes chances que les décisions d’investissement que vous prendrez soient très différentes, même si vous avez déjà pris en compte dans l’équation l’efficience du flux de matière.

Toutes les entreprises que nous avons visitées pouvaient fièrement nous montrer la cartographie de la chaîne de valeur (Value Stream Mapping – VSM) qu’elles avaient réalisé et les améliorations du flux de matière apportées grâce à elle. La VSM est un bon outil pour commencer, mais comme nous l’avons vu, elle ne vous mènera pas très loin dans la réflexion lean. La VSM a tendance à nous conduire sur une voie qui se concentre sur le flux de matière d’un produit principal (ou de plusieurs produits dans différents flux de valeur), alors que le véritable défi de l’entreprise est la flexibilité – la capacité d’absorber un panier de différentes configurations de produits avec des investissements minimaux. C’est pourquoi nous devrions plutôt utiliser le MIFA – Materials and Information Flow Analysis. Cet outil de Toyota se concentre sur la stagnation et les mécanismes de décision, pas les lead-times. Paradoxalement, si vous améliorez la précision de la logistique en réduisant la stagnation (en déplaçant les pièces plus fréquemment et en lots plus petits) et en créant un flux d’information pour « voir, décider » qui enclenche le mouvement, il y a de fortes chances que vous découvriez une mine d’or et que vous transformiez votre entreprise.

Michael Ballé, Daryl Powell, et Eivind Reke.

Article original publié sur Planet-Lean.com traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez

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