Cher Gemba coach, Pourquoi entendons-nous de moins en moins parler de Lean en production ? Est-ce parce que la plupart des entreprises ont réussi sa mise en œuvre, ou du moins en partie ? Très bonne question. Non, la mise en œuvre ou la pérennisation du Lean n’a pas été réussie chez la plupart des fabricants, ni, si je me base sur mes dernières visites d’atelier, chez un si grand nombre d’entre eux. En fait, non, et de loin. Tout simplement, nous avons perdu cette bataille. Alors, que se passe-t-il ? De mon expérience de proche collaboration avec des PDG qui transforment leurs entreprises grâce au Lean, je tire quatre enseignements fondamentaux.
Premièrement, vous augmentez vos ventes en fidélisant vos clients par la résolution de chacun de leurs problèmes de qualité. De l’avis de nombreux directeurs, cela semble coûteux, car certains problèmes qualité sont soit rares, soit difficiles à pister, et de l’avis commun, après tout, les clients peuvent vivre avec – on ne peut pas faire plaisir à tout le monde tout le temps. On ne peut pas, c’est sûr, mais on peut essayer plus fort. La plupart des managers pensent que les ventes dépendent de macro caractéristiques, tel le prix, la distribution, le positionnement marketing, etc… C’est probablement vrai, mais ils laissent souvent de côté les fabuleux bénéfices qu’on peut récolter en prenant soin de la réputation de l’entreprise, pour au final augmenter les ventes – en réagissant auprès de chaque client qui est suffisamment énervé pour prendre le temps de vous parler. Ce que Toyota nous apprend ici, c’est de penser en termes de chiffre d’affaires par client, plutôt que par produit, ou pire, par division. Mais la manière dont la comptabilité fonctionne empêche de faire bouger les lignes, et finalement, nous avons perdu cette bataille.
Deuxièmement, vous gagnez de l’argent grâce à la précision de votre logistique. Un système de flux tiré réduit l’intervalle de temps entre chaque livraison à chaque étape de la chaîne, à la maille de 15 -30 mn. Ce faisant, il instaure une tension phénoménale sur la fragmentation du process (et la réduction de la taille des lots), de manière à livrer à l’heure à chaque instant. Cela a quatre effets spectaculaires à grande échelle :
- Votre ponctualité s’envole, parfois de 20 points, c’est fabuleux
- Vos stocks s’effondrent, typiquement de 10% par an, ce qui signifie que le cash rentre
- Toutes les choses stupides que fait votre entreprise se révèlent et sont éliminées peu à peu, ce qui permet de réduire les coûts, jusqu’à doubler les marges après quelques années
- Les gens se sentent engagés dans la réussite, tous les jours, tout le temps, ce qui leur donne une raison d’être présents et d’apprendre à faire mieux, ce qui in fine génère des idées et la prise d’initiatives.
Toyota nous a appris à nous libérer de l’idée de Ford selon laquelle toutes les pièces devraient être disponible chaque fois qu’on en a besoin, donc stockées dans des caisses ou sur des étagères, et à comprendre que les composants font partie d’un circuit en perpétuel mouvement, comme le sang circulant dans notre corps. Bien sûr, il reste des stocks, mais ils sont dans des camions, dans des zones de préparation ou dans des petits trains dans les usines, dans des gravitaires au poste de travail, etc… Malheureusement, bien des entreprises ont informatisé leur gestion de stock par les MRP ou ERP, dont la mission est de toujours garder une quantité optimale de composants en stock (Production = demande instantanée réelle – ce qui est en stock + stocks de sécurité). Tant que les MRP feront tourner les usines, gagner de l’argent grâce à une logistique plus précise ne pourra tout simplement pas arriver : un MRP n’apprend pas.
Le Jidoka engage les gens La troisième source de productivité provient de la capacité des personnes à faire bon du premier coup, ce qui signifie impliquer chaque employé dans son propre développement. C’est un sacré défi. La manière Lean d’impliquer les équipiers dans leur propre formation est de s’arrêter au premier défaut et de réagir rapidement pour examiner le problème avec la personne réalisant le travail. Quand les problèmes surgissent, les gens sont naturellement intéressés pour en savoir plus et pour apprendre comment faire bien la prochaine fois.
C’est à ce moment que ceux qui connaissent mieux les standards vont s’attaquer au problème avec celui qui fait le travail. Le Jidoka est un mécanisme d’apprentissage très puissant.
Malheureusement, l’idéologie des organigrammes aplatis dans l’espoir de faire des économies en réduisant le nombre de niveaux hiérarchiques est incompatible avec le besoin de construire une organisation basée sur l’équipe, dans laquelle chaque employé a un soutien immédiat à chaque fois qu’il rencontre une difficulté. Un nombre infime parmi les organisations que je connais ont démarré le Jidoka, même au niveau rudimentaire qui est d’écrire les problèmes au fil de l’eau et de les revoir chaque heure (ce qui constitue l’âge de Pierre de l’Andon, avec un lead time très long). L’idéal implicite de bien des managers reste d’automatiser les processus et d’avoir des employés interchangeables.
Toyota nous a montré que l’intelligence individuelle est importante – le futur de l’entreprise est déterminé par la somme de tous les PDCA à travers l’organisation. Cependant, susciter les idées des employés sans leur poser des questions spécifiques sur leur travail et les problèmes révélés par les Andon signifie ouvrir la porte à des débats stériles qui les détournent d’un meilleur service au client. Mon expérience m’amène à penser que les programmes de coaching et de résolution de problèmes qui ne s’appuient pas sur des andon basiques là où est créée la valeur sont pires que de la perte de temps car ils montrent des problèmes là où il n’y en a pas et ignorent les vraies difficultés techniques que personne n’a le courage d’affronter.
Quatrièmement, créer une dynamique dans l’entreprise s’appuie sur le kaizen à tous les niveaux – à la fois former à la résolution de problème par le traitement quotidien de problèmes basiques de performance, mais aussi impliquer les équipes et les groupes de travail transverses dans le kaizen. Comme l’ont décrit Art Smalley et Isao Kato dans leur excellent livre Toyota’s Kaizen Methods, cela implique amener les gens à voir le potentiel d’amélioration dans leur travail quotidien, à étudier leurs propres méthodes de travail, à imaginer des idées originales, à savoir comment amener l’organisation à accepter de nouvelles méthodes de travail, à les essayer, les tester et les évaluer.
Les organisations complexes qui sont principalement pilotées par une planification et des systèmes de reporting informatisés sont en fait très rigides, et les vraies initiatives kaizen vont toujours à l’encontre de telle ou telle règle, processus ou opinion d’un grand chef à gros salaire. Toyota nous enseigne qu’en incitant les équipes à contribuer à l’amélioration et au pilotage de leurs propres espaces de travail, elles sont impliquées plus profondément dans l’entreprise et son devenir, ce qui contribue à la fois à la motivation et à la confiance mutuelle. N’importe quel économiste vous dira que cela constitue une énorme valeur économique, mais c’est largement ignoré par la plupart des managers, qui se contentent de survivre en réalisant leurs objectifs au jour le jour plutôt que de bâtir le capital social et humain sans lequel il n’y a pas de succès, ni aujourd’hui ni demain. Alors croyez-moi, nous sommes également en train de perdre cette bataille.
Ne cédez pas à la facilité
En tout état de cause, il ne faut pas se voiler la face: il y a un chemin escarpé, où l’on résout chaque jour un problème de plus pour le client, où l’on réduit les Lead Time où l’on répond plus rapidement aux difficultés des opérateurs, où l’on implique plus profondément les équipes dans la réflexion sur leur propre travail, où l’on écoute leurs suggestions.
Il y a aussi une ligne de plus grande pente, où l’on organise des groupes de travail, pour adresser des problèmes ponctuels ici ou là, sans réelle intention d’engager l’ensemble de l’entreprise dans la voie du changement. En prenant le chemin escarpé, le PDG crée un environnement dynamique en incitant son équipe de management à travailler ensemble et à s’intéresser aux détails du travail sur le gemba, toujours avec l’intérêt du client à l’esprit – évidemment, ça rapporte. En choisissant l’autre voie, on utilise le programme d’amélioration comme un alibi pour ne pas challenger le statut quo entre directeurs, ou de ne pas contraindre l’entreprise à s’améliorer dans une direction donnée, mais plutôt pour tenter d’obtenir un peu d’implication de la part des équipes à travers l’entreprise.
Ce que je vois aussi, c’est qu’en choisissant le chemin escarpé, vous prenez un risque politique. Prendre cette voie signifie dire à vos patrons que vous ne comprenez pas leurs consignes ou que vous n’êtes pas d’accord avec les dérives et tous les « incendies » qui se déclarent chaque jour. Choisir cette voie signifie promettre des résultats en faisant face aux problèmes difficiles maintenant, en dépit des bâtons que tous les autres gars puissants vous mettront dans les roues, et des baffes que vous prendrez quand vous trébucherez. Cela nécessite non seulement une vision claire, mais aussi du courage et du pragmatisme (vous gagnerez parfois, mais parfois vous perdrez aussi, croyez-moi). Et de la persévérance par-dessus tout.
D’un autre côté, la nature humaine est ainsi faite que la plupart des directeurs ne sont pas prêts à mettre en péril le confort de leur position pour améliorer l’entreprise. Leur état d’esprit est assez simple : maintenez à tout prix les privilèges de votre département, en 1) ayant toujours l’air malin, 2)ne passant jamais pour un imbécile, et 3)montrant que vous faites bien votre boulot et que si les résultats ne sont pas là, c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre (n’hésitez pas, accusez le marché, la culture, le manque d’esprit d’équipe ou de leadership, vous savez y faire)
Je pense que c’est plus ou moins ce qui nous est arrivé en production. Nous avons mené toutes ces batailles,… et nous les avons perdues. Cependant, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, et je rencontre chaque année des gars de la production qui veulent y arriver, en toute honnêteté. La plupart d’entre eux transforment leur business (sauf s’ils échouent sur le terrain politique). Cela peut sembler décourageant d’en être là après 20 ans, mais la bonne nouvelle est qu’en tant que pratiquants du Lean, nous savons bien mieux quoi et comment faire, et expliquer pourquoi quand on nous le demande. Le mystère, c’est pourquoi quand on considère les succès financiers spectaculaires qu’on peut atteindre en faisant du Lean au niveau stratégique (avez-vous lu le livre brillant d’Art Byrne « Le Virage Lean » ?), pourquoi si peu de personnes essaient ?
Traduction par François LopezCet article Pourquoi entendons-nous de moins en moins parler de Lean en Production ? est apparu en premier sur Institut Lean France.
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