A l’ère de l’IA, peut-on imaginer autre chose que l’efficience ?

A l’occasion d’un déjeuner, le directeur général d’une scale-up de quelques centaines de personnes présente...

A l’ère de l’IA, peut-on imaginer autre chose que l’efficience ?

A l’occasion d’un déjeuner, le directeur général d’une scale-up de quelques centaines de personnes présente succinctement les objectifs qu’il compte annoncer début 2025 à l’ensemble de ses équipes. Un menu en trois parties : chercher de plus gros clients, développer l’une des verticales de l’offre, et “accélérer sur l’automatisation et l’IA pour améliorer la rentabilité”.

Voyez-vous ce qui manque ?
Prenons en particulier le troisième point. Pour le penseur lean, l’automatisation et l’IA ne sont a priori pas des objectifs en soi, mais des “solutions” en recherche de problèmes qui les justifient. On pourrait en faire des objectifs s’il s’agissait d’arborer l’étiquette IA pour gonfler la valeur de l’entreprise auprès des investisseurs, mais selon le DG ce n’est pas le cas. Il souhaite augmenter la productivité des équipes, mais au vu des premiers éléments observés sur le terrain, il y a des pistes d’amélioration bien plus rapides et puissantes à creuser avant d’en arriver à ces questions d’automatisation.
Ce qui ressort de l’échange, c’est avant tout un phénomène omniprésent - sans surprise - dans l’écosystème des startups / scale-ups : un véritable culte de la technologie et de l’efficience.
Il n’y a là rien de bien nouveau. Dès les années 50, le sociologue et philosophe français Jacques Ellul écrit : “Le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace.” Ce qu’il nomme “technique” va au-delà de la technologie et des machines : c’est “l’ensemble des moyens rationnellement élaborés, ayant pour but d’atteindre un résultat concret, efficace et mesurable.”
Ellul parle “d’autonomie de la technique”, la propension de toute nouvelle technique à s’imposer progressivement pour devenir une fin en soi, au-delà des besoins humains et des considérations sociales, éthiques ou environnementales.
Il parle aussi “d’auto-accroissement de la technique”. Chaque nouvelle technique engendre d’autres possibilités techniques, qui elles aussi finissent par s’imposer naturellement et engendrer d’autres techniques encore.
Au final, il avertit que la technique remplace irrémédiablement la réflexion (quand je mène une expérience, je réfléchis à ce qu’elle révèle) par le réflexe (j’adopte immédiatement la meilleure solution connue). La question qui est écartée à chaque fois est celle du coût réel de la technique adoptée, pas tant en termes économiques qu’en répercussions sur l’expérience humaine.
70 ans après son premier livre sur le sujet, nous y sommes. La technique domine tous les pans de notre société, de l’école à l’hôpital en passant par l’entreprise ou le politique, avec les résultats que l’on connaît. Paradoxalement, la question de l’environnement est elle aussi ramenée à des questions d’efficience, au-delà de réflexions plus profondes sur le vivant et - oserons-nous le dire ? - sur ce qui est beau.

Quel lien avec notre DG ?
En premier lieu, s’il s’agit de productivité il faut avoir en tête le message de Taiichi Ohno : “Motion kaizen, tool kaizen, process kaizen”. On commence par travailler sur le geste des personnes, puis sur le réglage des outils, et ce n’est qu’ensuite que l’on peut envisager de changer les process et d’introduire de nouveaux outils. Après bientôt 30 ans de projets informatiques, je ne compte plus les outils conçus inutilement pour compenser le fait que les pratiques métier des utilisateurs n’étaient pas claires sur le terrain. Les premiers projets d’introduction de l’IA ne semblent pas faire exception.
Et si l’on travaille sur le geste de chaque personne, ce qui compte en premier lieu, c’est précisément ce qui manque dans le tableau initial : la qualité.
La qualité, c’est ce qui donne envie aux clients d’acheter le produit. Cette envie d’acheter n’est pas le résultat de l’efficacité (ça fonctionne) ou de l’efficience (pour pas cher), mais de l’envie des concepteurs et des opérateurs de… faire de la qualité.
Une belle startup française a voulu, elle aussi, employer l’IA pour automatiser une bonne partie du processus de recrutement. Le point dur ? Sans surprise, c’est l’adoption de la technologie par les équipes et les clients. Ces personnes passaient plusieurs heures par jour à analyser des CV et contacter des candidats, et cette partie du travail a disparu. A la place, il faut maintenant rattraper les quelques erreurs du système et se déporter vers d’autres activités de conseil, mais ni les managers ni les personnes n’y sont préparés : ils n’ont pas d’idée de la qualité de ce qu’ils doivent produire. À date, il n’y a toujours pas d’impact visible sur la performance d’ensemble de l’entreprise. Comment en est-on arrivés là ? On a fait process kaizen, puis tool kaizen, et c’est seulement au moment de faire le motion kaizen, c’est-à-dire étudier le moment précis où la main touche la pièce pour faire de la qualité, qu’on réalise ce problème de fond.

D’un point de vue lean, l’enjeu actuel pour nos entreprises dopées à l’efficience est de passer du modèle :
productivité = automatisation
au modèle :
productivité = qualité + facilité (peut-être soutenue par l'automatisation).
C’est une lecture radicalement différente du rôle de la technologie dans nos entreprises.
Alors oui, “accélérer sur l’automatisation et l’IA pour améliorer la rentabilité”, ce n’est peut-être pas la meilleure des priorités.
Et vous, quelles sont vos priorités pour 2025 ?

Régis Medina.

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