Visiter des usines à Taiwan a ravivé des souvenirs enfouis de visites d’usine en Chine avec mon père il y plusieurs années : ce métier étrange qu’il m’a transmis d’apprendre à regarder une entreprise avec l’esprit neuf, l’esprit du débutant, savoir se faire des hypothèses avant qu’on ne vous donne les chiffres ou qu’on vous explique le pourquoi du comment.
Esprit neuf, mais pas naïf. Tout l’art de la visite de terrain réside en regarder non pas ce qui est là, mais ce qui manque. Les points forts des process sont souvent bien contrôlés, tandis que leurs points faibles sont ignorés. Si on vous montre le contrôle des standards, il faut chercher le kaizen, si on vous montre la maîtrise du flux, il faut chercher le contrôle de la qualité. En cela, le TPS est véritablement un système qui recherche l’équilibre Qualité / Coûts / Délais qui permet à l’entreprise de progresser sur ses marchés.
Mon père abordait les usines par le détail. Il se plantait devant une station de travail et cherchait à comprendre comment l’opérateur vérifiait la qualité de son travail. Puis si l’équipe gardait la propriété de ses pièces finies dans un shop stock, où son client interne venait faire les prélèvements. Il regardait comment on se servait des machines – je le revois mettre la main sur les pièces d’injection plastiques sorties de presse pour avoir un ressenti de leur température (et une idée de la vitesse de cycle de la presse).
Il posait souvent la question de l’organisation des opérateurs. Il ne s’intéressait guère à l’organigramme mais à l’organisation humaine de la production : où est le team leader, pour combien de personnes ? S’occupe-t-il ou elle de la matrice des compétences et du développement des savoir-faire par la formation au poste et le kaizen, ou au contraire lui fait-on faire des tâches administratives ou de production qui le détournent de son rôle premier de formateur et d’animateur de l’équipe ?
Pour ce qui est du management, sa théorie était qu’il faut bien éteindre les feux pour éviter que tout brûle, mais que si on ne fait qu’éteindre les feux on aura de plus en plus de feux (ce que j’appelais à l’époque une des « lois de Freddy »). Le management pouvait contrer cet effet en organisant du temps pour le kaizen et en suivant de près les efforts des équipes.
En mettant le kaizen en premier, les superviseurs pouvaient former les team leaders – ainsi que par ricochet, les équipes elles-mêmes. Le kaizen était l’outil principal pour mettre en œuvre le principe central de Toyota : développer des gens avant de fabriquer des pièces.
Mais autant il abordait l’usine par le détail, autant il regardait l’entreprise dans sa globalité par la vue la plus générale possible. Il se posait la question des conditions de marché : en quoi l’entreprise avait pu s’y adapter par le passé, et comment elle restait structurée pour répondre aux conditions précédentes mais inadaptée aux conditions actuelles et sous pression pour évoluer.
Il s’intéressait beaucoup à l’âge des machines et au plan de renouvellement, m’expliquant que chaque machine avait une date de péremption qui était souvent oubliée par le management – et était souvent impressionné par ces usines japonaises qui savaient maintenir en état de production de très vieux équipements. Il racontait à qui voulait l’entendre sa visite d’une usine japonaise se servant à merveille de robots tellement vieux qu’ils en avaient la tremblote – mais qui faisaient toutefois le job. Il m’apprenait à voir l’entreprise en termes de Return on Assets (ROA), plutôt qu’une suite de Return on Investment de projets (ROI).
De même, il s’intéressait à la pyramide des âges des cadres, des superviseurs, des ingénieurs et des opérateurs. Il pensait que chaque « promo » avait des idées en tête précises (et assez fixes) correspondant à des techniques souvent datées. Développer les gens, pour lui, voulait aussi dire faire évoluer les idées du management (ou souvent leur faire prendre conscience de leurs lubies).
Il fallait le suivre, car il passait souvent d’un sujet de détail à une discussion sur la dynamique de l’industrie ou la stratégie industrielle de l’entreprise. En fait, et j’ai mis longtemps à le comprendre, il m’apprenait à faire l’hélicoptère en allant du détail au global, du spécifique au générique et inversement pour contempler, méditer, se familiariser avec la logique de l’entreprise et enfin la comprendre comme il la comprenait – souvent mieux que le management même de la boîte.
En visitant des usines ensemble de par le monde, j’avais fini par comprendre qu’il abordait l’entreprise et le lean selon son niveau de risque. Tout d’abord le manufacturing : aucun risque. Il fallait faire du lean vite et fort en appliquant le TPS dans son ensemble, aussi vigoureusement que possible, parce que cela permettait de nettoyer la vitre et de voir les problèmes sans prendre aucun risque – les processus d’usine sont robustes.
En développement produit, en revanche, il était plus prudent. Une décision d’ingénierie mal pensée reste inscrite dans le produit sur toute sa durée de vie et reste très difficile à corriger. Le lean engineering était sa vraie passion et là où il considérait que la valeur se faisait vraiment, mais c’était un sujet qu’il abordait avec beaucoup de circonspection et de prudence – contrairement à la fermeté avec laquelle il faisait avancer les usines.
Le plus grand risque pour aller chercher de la croissance, pensait-il, était dans les fusions et acquisitions. Il se moquait des grands dirigeants qui s’enfermaient dans des salles sombres de restaurants de luxe pour faire des deals sur des coins de table plutôt que de s’occuper de leur gemba et de produire de la valeur tous les jours en éliminant les pertes inutiles. Toutefois, il reconnaissait la nécessité stratégique des acquisitions – et les pratiquait, même s’il les abordait avec la plus grande prudence.
Les entreprises taiwanaises que j’ai rencontrées au cours de cette semaine de promotion de la version Chinoise de « Réussir en Équipes » ont dans l’ensemble une forte base en manufacturing, qui commence à paraitre désuète par rapport à ce qu’on peut voir en Chine et dont les coûts ne sont maintenant plus si bas. Il s’agit encore d’entreprises familiales qui en sont à la deuxième ou troisième génération de management, et qui sont dans l’ensemble focalisées sur leur production, avec un peu de développement et de timides acquisitions.
Les entreprises taiwanaises ont aussi, comme nous, la chance d’avoir une usine Toyota sur place et des anciens qui, à la retraite, proposent leurs services comme sensei. Et pourtant, le lean qu’on y voit va rarement au-delà de mises en flux et de cellules de production, sans réel flux continu ou développement des savoir-faire des opérateurs. Ici, comme partout ailleurs dans le monde, le lean est vu comme un ensemble d’outils opérationnels qui ne concernent que l’usine.
En revanche, le « lean du CEO » que m’a enseigné mon père fascine les dirigeants (le Gold Mine a été traduit très tôt en Chinois et est assez lu dans l’industrie ici). Quand on leur montre que le lean sert à stabiliser leur base de manufacturing pour améliorer leur développement produit et servir de tremplin à de la croissance par innovation ou acquisitions (« Fix the base, Grow the business », comme l’explique Orry Fiume dans « Réussir en Équipes »), ils écoutent tout d’un coup intensément et avec un autre regard.
Une des justifications les plus fréquentes que donnent les férus de lean à la diffusion lente d’une méthode qui a pourtant des résultats visibles (et peu contestés) est que les directions n’écoutent rien et refusent de s’y intéresser. Mais, sur le chemin du retour et en repensant aux leçons de mon père, j’en viens à me demander si le bât ne blesse pas plutôt de notre côté, professeurs et consultants en lean, qui en présentons une vision beaucoup trop étroite qui ne démontre pas le lien entre la logique des outils et leur impact sur le business.
Le lean est une stratégie d’entreprise, j’en suis persuadé. Cette stratégie permet de développer simultanément la résilience de la base industrielle aux inévitables crises qui se produisent chaque année, en développant les capacités de résolution de problèmes, d’autonomie et d’initiative des équipes, tout en allant chercher de la croissance agressivement par l’innovation et les acquisitions – le tout en minimisant les externalités. Mais pour que les dirigeants en prennent conscience, encore faut-il que nous sachions le communiquer. Oui, le lean commence sur le terrain, par le détail du geste et par la relation des opérateurs à leur travail, mais il se poursuit par une vision globale où, comme nous l’a dit Isao Yoshino lors d’un voyage au japon en mai dernier : « réfléchir du point de vue du bureau situé deux étages au-dessus. » Au final, l’hélicoptère comme moyen de développer sa réflexion reste peut-être la leçon la plus profonde et la plus difficile de mon père – en vrai, la plus précieuse.
Michael Ballé
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