Lorsqu’on m’a enseigné le conseil, dans un grand cabinet à Londres il y a vingt-cinq ans, l’idée était relativement simple. Il s’agissait d’analyser le processus, à base d’interviews et de process mapping, de définir une nouvelle organisation et de la mettre en œuvre et… hop, les résultats étaient assurés.
Le sujet RH de l’époque était le « buy-in » ou comment faire accepter la nouvelle organisation aux personnes en poste (tout en « dégraissant » - jamais une proposition facile). Les débats tournaient éternellement autour de la résistance au changement et jamais, jamais, l’idée n’était évoquée que, peut-être, l’organisation n’était pas le problème.
J’étais tellement persuadé du bien-fondé de cette approche que j’en ai commis tout un ouvrage, « Le Reengineering Des Processus ». Pourtant, dès la parution du livre (en 1995 au Royaume Uni), je commençais à avoir de sérieux doutes car il devenait évident que les organisations « rééengineerées » par les grands projets de conseil de l’époque ne se portaient pas mieux après, et bien souvent plus mal.
À cette même époque, Jim Womack et Dan Jones publiaient Lean Thinking, (Le Système Lean en français) et énonçaient les 5 principes de l’entreprise lean :
1. La valeur
2. La chaîne de la valeur
3. Le flux
4. Le système tiré
5. La perfection
Cinq principes qui définissent les fondements de l’organisation d’une entreprise lean.
En plus de vingt ans, la question qui se pose est la même qu’à la parution du livre : pourquoi ne voit-on pas plus d’entreprises lean ?
Ces dernières années, j’ai eu la chance de travailler ce même sujet avec Dan Jones, le co-auteur de « Système Lean » et l’un des fondateurs du mouvement lean. En regardant les entreprises que nous connaissons de l’intérieur, nous avons fini par conclure que la question était mal posée. Il ne peut y avoir d’entreprise lean. Il y a des entrepreneurs qui pensent lean.
C’était en effet une des intuitions de Jim et Dan lors de la rédaction du livre – qui les a menés à insister sur le titre « lean thinking » (penser lean) auprès de leur éditeur à l’époque. Le lean n’est en fait pas une nouvelle mode d’organisation, mais une façon de penser différente.
On peut débattre indéfiniment de savoir si Amazon est une « entreprise lean » ou pas, mais il est clair que son fondateur, Jeff Bezos, est un penseur lean, ainsi qu’en témoigne Marc Onetto, ancien directeur des opérations monde : Jeff Bezos est réellement passionné par la satisfaction client (son premier critère de décision) et par l’élimination des gaspillages dans la chaîne de la valeur. Amazon a, par exemple, réduit les retours (et recyclages) des livres de 40 % dans l’industrie traditionnelle aux US, à moins de 5 %, et mis en place une impression sur demande, en Juste à Temps (imprimée et expédiée dans les 4h). (Voir la vidéo Marc Onetto).
Ce retour sur les cas connus nous a permis, avec Orry Fiume (co-fondateur du « Lean accounting ») et Jacques Chaize (chairman de groupe et co-fondateur de la
Society For Organizational Learning en France) de formuler les trois grandes ruptures de la pensée lean par rapport à la pensée managériale traditionnelle :
1. Le lean est une révolution cognitive, pas organisationnelle. La question que pose le lean est l’étude et l’élimination des absurdités dans le statu quo, et l’organisation se forme de manière ad hoc en conséquence et selon les contextes.
2. La pensée lean s’ancre tout d’abord dans le concret de l’expérience client et du travail des employés. C’est en développant une culture de la résolution de problèmes concrets – en réagissant immédiatement aux problèmes clients et en soutenant les efforts des équipes sur le terrain – qu’on découvre les véritables challenges que l’entreprise devra résoudre.
3. Les solutions dépendent des personnes et de leur capacité à résoudre les problèmes, donc une solution n’en est pas une si elle ne leur montre pas la place qu’ils y tiennent. Faire avaler la pilule coûte que coûte d’une nouvelle organisation, et tant pis pour ceux qui ne s’y retrouvent pas, n’est pas une approche lean.
Le lean porte donc une véritable disruption, cognitive avant d’être organisationnelle. Il se trouve, bien évidemment, dans les entreprises traditionnelles de nombreux cadres et consultants qui s’obstinent à interpréter le lean selon les lignes d’antan. Ils se servent des techniques lean pour réorganiser par le biais de chantiers ou projets, en forçant les gens à se plier à ces nouvelles organisations. Aucun changement de pensée de cette envergure ne se fait sans peine, ni sans un nombre infini de détracteurs de tout poil.
Mais la promesse du lean est bien celle d’une autre façon de réfléchir – un raisonnement dynamique et non statique, où l’on apprend à faire face à nos problèmes ensemble, et à bâtir des solutions moins génératrices de gaspillages qui permettent aux entreprises de renouer avec la compétitivité et les résultats grâce à une meilleure attitude vis-à-vis du travail et des employés.
Il ne peut y avoir d’entreprise lean – il n’y a que des penseurs lean, du PDG au concierge.
Orienter tout le monde vers le client et regarder chaque problème comme une source de progrès, créée un sens dans lequel toute le monde trouve sa place, et un collectif qui créée des organisations ad hoc plus performantes, car elles sont portées par tous et modifiées en permanence par le kaizen. Le développement des personnes conduit à un flux continu des améliorations, source concrète de réelles innovations.
Michael Ballé Téléchargez cette newsletter en pdf
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