Catherine Chabiron visite une école d’ingénieurs privée afin de découvrir leur approche pour enseigner la réflexion lean et l’appliquer à leur propre travail.
L’école d'ingénieurs privée que je visite aujourd’hui se trouve à Strasbourg, dans l’Est de la France. L’ECAM Strasbourg-Europe enseigne les principes et techniques lean dans des laboratoires qui délivrent des certifications green et black belt. Mais ils ont fait évoluer leur offre un cran plus loin. Confrontés au risque de limiter leur enseignement aux outils, ils expérimentent le système de réflexion au sein de l’équipe enseignante.
Comme l’explique Rémi Porcedda, responsable du département Industrie et Développement Durable, « Si nous souhaitons enseigner le lean à nos étudiants, nous avons tout intérêt à utiliser le lean par nous-même et être lean au quotidien, en tant que groupe, en tant qu’entreprise. »
C’est ce que je suis venue observer.
Ils ont des clients et des défis à relever, comme tout le monde
Rémi Porcedda et Richard Komurian, responsable de l’innovation et du développement, m’accueillent à l’entrée du bâtiment flambant neuf de l’ECAM Strasbourg-Europe, dans les environs de Strasbourg. Alors que nous traversons le hall central, qui semble calme et silencieux, je pose quelques questions sur l’histoire de l’école et sa performance dans le milieu de l’éducation française.
Rémi est très transparent à ce sujet. Il m’explique qu’une école d’ingénieurs comme l’ECAM Strasbourg-Europe fait face aux mêmes problèmes que d’autres organisations. Dans leur cas, ils doivent : satisfaire les industriels locaux qui ont besoin d’ingénieurs très compétents et capables de s’adapter, qui soient à l’aise en anglais comme en allemand (l'Allemagne se trouve juste à côté) ; offrir des conditions optimales à leurs étudiants tout en développant leurs compétences ; favoriser la loyauté et tirer davantage de revenus de la part des entreprises et des étudiants qui pourraient éventuellement revenir pour des formations professionnelles. Sans oublier le fait qu’avoir des alumni heureux et performants ne fera qu’augmenter la crédibilité et la réputation de l’école et aidera au recrutement de nouveaux étudiants.
L’ECAM Strasbourg-Europe doit faire face à un autre défi : elle a multiplié par dix sa taille depuis sa création en 2010 (aujourd'hui, 600 personnes y étudient). Dès le début, la question a été de savoir si, en tant que nouvelle pousse, ils survivraient aux crises mondiales successives, tout en gérant la complexité générée par l’augmentation du nombre d’étudiants (selon les cursus, chaque étudiant reste à l’ECAM de 3 à 5 ans). En effet, une autre école créée en même temps que l’ECAM Strasbourg-Europe et focalisée sur l’informatique et le numérique n’a pas survécu.
Développer les compétences de résolution de problèmes
Tout d’abord, Rémi et Richard m'emmènent dans l’Obeya du comité exécutif de l’école. Rémi possède des années d’expérience dans l’implémentation des flux kanban dans l’industrie et croit fermement à l’importance de l’expérience utilisateur et du genchi genbutsu, une valeur qu’il a pu développer durant ses années dans les secteurs du service et de l’informatique. Il a été un grand promoteur de la réflexion lean à l’ECAM Strasbourg-Europe depuis son arrivée.
Le comité exécutif se réunit tous les lundis. Tous les responsables de département participent à la réunion, qu’ils soient chargés de l’enseignement, de l’innovation ou de l’administration de l’école. Les tableaux dans l’Obeya montrent la vision de l’école, qui s’appuie sur trois piliers principaux : recruter et rassembler les gens, assurer la qualité de l’enseignement et l’expérience des étudiants, et développer le business. Pour chacun de ces éléments, des projets sont menés afin d’améliorer les résultats sur le moyen terme, tandis que les plannings, les KPIs et les actions correctives prioritaires sont utilisées pour aborder les problèmes à court-terme (d’une semaine à l’autre). Alors que les problèmes sont révélés et que leurs causes racines sont traitées, les suggestions fleurissent sur le tableau des idées d’amélioration.
Il existe un lien direct entre les discussions se déroulant dans l’Obeya – et le problème qu’elles mettent en avant – et les tableaux d’amélioration continue postés dans chaque département : que cela soit un retard de notation d’un test écrit ou un problème de recrutement, les problèmes sont pris en charge par le département concerné.
En observant les tableaux de l’Obeya, Rémi, Richard et moi-même discutons des compétences de résolution de problèmes. Il s’avère que la façon dont ils utilisent l’A3 est plus focalisée vers le reporting d’un projet plutôt que sur le fait d’encourager la résolution de problème et la réflexion critique autour des challenges (s’accorder sur le problème, analyser la cause racine, et trouver un consensus sur les contre-mesures nécessaires). Richard écoute attentivement et acquiesce : « La plupart des ingénieurs que j’ai rencontrés ne possèdent pas ces compétences. Ils poussent la solution qu’ils ont en tête, en prenant rarement le temps de s’arrêter et d’investiguer les causes racines. »
Richard est un ancien directeur de recherche et développement dans l’industrie automobile, qui a récemment rejoint l’ECAM Strasbourg-Europe. Il y a quelques années, il était membre de l’académie Lean Engineering de l’Institut Lean France, une communauté de praticiens apprenant les uns des autres et accueillant chacun leur tour le groupe pour présenter leurs expérimentations lean.
Ce point est clé pour une école d’ingénieurs, spécialement depuis que l’ECAM Strasbourg-Europe cherche à enseigner non-seulement les connaissances et compétences techniques, mais aussi la capacité à comprendre et développer de solides relations entre les individus pour une meilleure collaboration. La résolution de problèmes basée sur la réflexion autour du A3 est un bon moyen pour l’enseignant de voir ce que l’étudiant envisage comme prochaine étape d’investigation ou de discussion. Les enseignants et le personnel administratif ont des task forces régulières pour traiter les problèmes soulevés dans l’obeya, ne devraient-ils pas essayer de décrire un problème à partir d’un récit A3 ? Un exemple des problèmes sur lesquels ils travaillent m’a l’air particulièrement intéressant: lorsque les étudiants passent un test pour vérifier leurs acquis, les professeurs se retrouvent avec un grand lot de 180 copies à corriger et noter. Donc comment pouvez-vous vous tourner vers de plus petits lots afin de réduire le temps de traversée (les étudiants n’aiment pas attendre leur note et le délai de notation objectif doit être inférieur ou égal à 4 jours ouvrés)? Cependant de plus petits lots génèrent d’autres problèmes: certains étudiants pourraient être tentés de « tricher » et demander les sujets à ceux ayant déjà passé l’examen. Les contre-mesures pourraient être de changer les données d’entrée du problème mais pas le problème en lui-même, ou de s’orienter vers des examens de type questions à choix multiples.
De plus, est-ce que la pédagogie inversée aiderait les étudiants à développer ces compétences clés de résolution de problèmes ? Nous discutons avec Rémi de la façon dont les enseignants pourraient proposer des problèmes issus du monde réel, en demandant aux étudiants de définir ce qu’ils savent à ce stade de leur cursus et ce qu’ils doivent apprendre, et les amener à investiguer le problème sur un A3.
La collaboration et l’apprentissage avec les autres
Nous sommes maintenant de retour dans le hall central, alors que les étudiants commencent à sortir de leurs salles de classe et laboratoires. Les enseignants et le personnel administratif observent le hall. La grande fenêtre montre à quel point les professeurs sont accessibles: n’importe quel étudiant peut venir voir, vérifier que le professeur est présent (il y a un management visuel en place à cet effet sur chaque porte), et entrer pour poser une question.
Sonia Wanner, directrice de l’école, nous a rejoints. Elle se joint à notre conversation lean, et nous dit être une fervente partisane de l’apprentissage à travers des expériences concrètes.
« Nous avons tous des contraintes, » dit-elle. « Nous devons les comprendre et travailler de concert sur les compromis pour atteindre une croissance durable. Par exemple, un professeur peut accepter de modifier son emploi du temps pour prendre en compte la disponibilité des laboratoires tout en conservant la dynamique de son enseignement. »
Je demande comment les membres du personnel de l’école à l’ECAM Strasbourg-Europe apprennent les uns des autres et collaborent. « N’importe qui peut assister au cours d’un professeur, même d’autres enseignants, » explique Sonia, « quand bien même cela est parfois inconfortable pour certains. Nous changeons aussi régulièrement la composition des équipes dans les bureaux pour donner l’opportunité à chacun de s’asseoir à côté d’une nouvelle personne et de créer de nouvelles opportunités d’apprentissage. »
Mais la vraie collaboration entre les membres du personnel provient des priorités définies dans l’Obeya, fondée sur les discussions que l’école a avec ses étudiants. « Par exemple, les critères de notation ne sont pas toujours assez explicites pour les étudiants, ou nous n’avons pas été assez clairs sur le travail personnel que nous attendons d’eux, » intervient Rémi. « Nous menons régulièrement des task forces pour résoudre ce type de problèmes ensemble. »
Rémi et Sonia me fournissent quelques exemples supplémentaires. La maintenance préventive sur des équipements de laboratoire onéreux a augmenté leur disponibilité pour les étudiants, sans parler de la réduction des coûts dus aux réparations. De nouveaux standards pour l’accueil du nouveau personnel permettent de clarifier les attentes, donc d’accélérer la courbe d'apprentissage.
Lorsque les enseignants se plaignent que les étudiants recrutés ne sont pas au niveau attendu, ils sont invités à rejoindre les journées portes-ouvertes et/ou le comité de sélection, pour améliorer les critères de sélection. Dans ce contexte, Sonia est suffisamment objective pour savoir que l’ECAM Strasbourg-Europe a besoin d’être très attractive, à la fois en faisant une bonne impression et en apportant une excellente « expérience étudiant » pour compenser le manque d’alumni prestigieux typique d’une jeune institution. Sonia m’explique : « Notre école est très jeune, nous avons des coûts fixes à couvrir, et nous devons être bons du premier coup si nous voulons recruter au rythme attendu. »
Ils ont également un département d’innovation pédagogique qui plaide pour des réunions mensuelles en vue de découvrir de nouveaux angles d’apprentissage et de discuter de ce qui pourrait être changé dans la façon dont ils enseignent ou évaluent des compétences.
Les laboratoires et l’apprentissage des outils
Nous avons maintenant atteint les laboratoires, l’environnement idéal pour enseigner aux étudiants les outils lean, leur logique et leur intention, et les connexions qui existent entre eux. Rémi montre à quoi ressemble une armoire avant un exercice 5S (quelque chose qu’ils font également sur les répertoires partagés sur les PC) : « Nous ne voulons pas que les étudiants fassent du nettoyage de printemps. J’essaie plutôt de leur montrer que maîtriser un espace de travail est la première étape vers l’identification des anomalies et l’application du jidoka, » dit-il.
Dans le laboratoire de production, je vois une cellule en U équipée avec une boîte de lissage (heijunka box), des kanbans, un petit train, des fiches standards, des stocks pied de ligne, un tableau de production, et ainsi de suite.
C’est un très bon moyen pour les étudiants de se familiariser avec les concepts lean, faire des runs de production, découvrir les vertus des petits lots, ou expérimenter la flexibilité des cellules de production. Ces outils les aident à apprendre comment calculer le takt time, définir une nomenclature, ou mesurer des gammes pour un produit fini donné. Alors que nous nous tenons dans le laboratoire de recherche, en face de posters créés par les étudiants pour décrire un projet de recherche, Richard est déjà en train de réfléchir à leur faire utiliser des concept papers lean pour des projets de recherche (ce qui trahit son passé au sein de l’Académie Lean Engineering).
Cependant, de tels laboratoires existent dans la plupart des écoles d’ingénieurs. Pour citer Peter Ward dans un article datant de 2016, « Hors de son contexte, le lean est plutôt vide de sens ». Peter nous avertit qu'il existe toujours un risque que l’enseignement du lean soit réduit aux outils. C’est pourquoi je suis très impatiente de voir ce que fait l’ECAM Strasbourg-Europe pour incorporer la réflexion lean dans sa propre manière de travailler. En effet, leurs expérimentations lean à l’échelle de l’école sont incroyablement importantes: cela donne des cas réels sur lesquels s’appuyer, cela favorise la collaboration et le développement des compétences de résolution de problèmes, et permet aux étudiants de gérer en autonomie des ressources onéreuses, comme les laboratoires.
Il est à noter que les dirigeants sont présents sur le gemba. Sonia fait régulièrement le tour des salles pour vérifier l’équipement, observer les tableaux d’amélioration continue, dans le but de donner aux équipes un boost d’énergie pour les aider à rester concentrées, et elle surveille le processus d'accueil des nouveaux étudiants pour s’assurer que tout se passe bien, du premier coup. Au sein du personnel, il existe un alignement sur la vision de l’école, en grande partie grâce aux discussions régulières se déroulant en Obeya. Le récit de l’ECAM est revu chaque semaine et relayé durant les gemba walks : expliquer aux étudiants et au personnel quels sont les objectifs de l’organisation, écouter les irritants, s’accorder sur les problèmes qui doivent être résolus, et challenger l’équipe sur son travail. En d’autres termes, c’est une opportunité d’enseigner le lean comme système de personnes qui réfléchissent, plutôt qu’un simple ensemble d’outils.
Catherine Chabiron est une auteure lean et membre de l’Institut Lean France.
Texte original paru dans Planet-lean.com, traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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