Rappelons qu’il faut toujours mettre les clients en premier. Michael Ballé explique que ce sont eux qui font notre business et qui nous permettent de concrétiser nos initiatives lean.
Prenez un stylo et un papier et dessinez votre business. Jouez le jeu. Dessinez simplement ce qui vous vient à l’esprit, sans trop y penser. C’est un exercice que j’ai pu souvent faire avec des dirigeants et des responsables de département. En général, ils dessinent certaines de leurs activités – ce que leur boîte fait. Ils ajoutent parfois un organigramme simplifié, des blocs représentant le chiffre d'affaires, ou un processus proposant un service à des clients. Mon propre schéma ressemble un peu à ça :
Vous faites votre chiffre d'affaires grâce à un ensemble de personnes qui trouvent que ce que vous faites est utile et sont prêtes à vous payer en conséquence. Afin d’obtenir ce pourquoi elles vous paient, vous avez un autre ensemble de personnes qui réalisent le travail et livrent le produit ou le service. Votre profit dépend de la façon dont ce deuxième groupe travaille ensemble et de leur efficacité comparée à celle d’autres groupes de personnes qui offrent le même service à ces mêmes clients. En réalité, ma vision est plus proche de celle-ci :
Avec certains de nos clients nous avons des relations robustes et durables. Nous savons qu’ils vont continuer de commander et de payer pour le même montant sur la durée (quelle que soit la cadence à laquelle votre produit ou service est utilisé). D’autres sont des clients ponctuels qui font leur shopping, mais il y a peu de chance qu’ils reviennent. En interne, certaines personnes sont impliquées dans les projets de l’entreprise et prêtes à réfléchir, apprendre et s’adapter pour que les clients restent satisfaits – un effort difficile lorsque les conditions du marché, les goûts et les problèmes des clients, ou bien les environnements technologiques changent. D’autres sont seulement là pour faire le job et faire avancer leur carrière, et se servent de l’entreprise pour faire profil bas et éviter les ennuis. Ils font le strict nécessaire pour être payés à la fin du mois. Les profils les plus ambitieux utilisent l’entreprise pour faire une belle carrière, prennent du plaisir à diriger les autres et profitent de l'entreprise autant que possible en termes de primes ou de statut.
Maintenant, laissez-moi vous poser cette question : quel est le vrai but de votre démarche lean ? Pour clarifier cette question et éviter un débat, ma définition du « lean » est : « l’application du Toyota Production System (TPS) en dehors de Toyota » - pas d’excellence opérationnelle, pas de lean six-sigma, pas d’agile ou de SAFe, etc. Parce que le TPS est un système à la fois complexe et fascinant, je le vois comme du tai-chi : vous ne connaissez jamais réellement le TPS, vous apprenez constamment le TPS, particulièrement dans des contextes nouveaux et différents, tels que des entreprises de service, des boîtes de logiciel ou des hôpitaux. Malgré tout, quelle est notre cible ? Et comment devient-elle apparente dans nos schémas plus haut ?
Il existe de nombreuses représentations du Toyota Production System, mais toutes visent à satisfaire les clients grâce à une plus grande qualité, des coûts les plus bas, et des délais les plus courts. La réflexion sous-jacente est de viser la réussite sur la durée, en s’assurant que chaque nouveau client acquis devienne un client à vie – en d’autres mots, chaque point blanc représentant un client dans notre schéma deviendra coloré. C’est ainsi que nous construisons un chiffre d'affaires durable et stable. Chaque cas de perte d'un client « coloré » est un désastre, quelles que soient les raisons invoquées sur le moment. Chaque occasion où nous ne transformons pas un client occasionnel point blanc en un client avec un point coloré est un échec, quelles que soient les circonstances. Qu‘il s’agisse du TPS ou du lean la priorité est d’abord de s’occuper de ces clients-là, puis de s’assurer qu’il nous reste assez d’argent pour réinvestir dans le business, et désormais payer notre dîme aux actionnaires.
Tout le monde acquiesce lorsque nous avons cette discussion au sujet de la relation client et de la satisfaction client, mais en allant ensuite sur le gemba, que voyons-nous ? Les clients n’apparaissent nulle part. De vrais clients, des personnes, avec leurs envies, leurs besoins, leurs stratégies de carrière, leurs préférences et spécificités. Nous voyons des noms d’entreprises. Nous voyons des segments de marché. Nous voyons le « client » comme une sorte d’abstraction. Ce que nous ne voyons pas, c’est une vraie volonté de travailler avec des personnes vivantes, faites de chair et d’os, afin de créer de l’attachement à notre marque, dans le but de devenir leur fournisseur par défaut.
Ce que nous pouvons voir sur le gemba, ce sont des efforts pour résoudre des problématiques de processus internes. Les gens utilisent en effet des techniques de visualisation de Toyota, que j’ai théorisées et enseignées, je plaide coupable, pour révéler les problèmes et agir en conséquence. Réagir rapidement, en effet, mais sans trop y réfléchir. À mon grand désarroi, bon nombre des systèmes que nous avons mis en place sont utilisés par les managers pour accroître la pression pour une réaction toujours plus rapide et une réflexion toujours plus superficielle, plutôt que de réfléchir sur ce qui se passe, aux implications que cela a, aux décisions à prendre et à la recherche de nouvelles options.
Dans les tous premiers jours d’apprentissage du TPS, les senseis de Toyota ne se préoccupaient que de kaizen : comment est-ce que nous encourageons les opérateurs à réfléchir par eux-mêmes à quelque chose de nouveau pour améliorer la qualité, réduire les coûts ou raccourcir les délais ? Puis notre « apprentissage » des trucs et astuces du TPS s’est transformé en implémentation de processus lean – les kanbans, les bacs-rouges, le hoshin-kanri (au-secours !) – pour créer de nouveaux systèmes de management de la production, plutôt que d’encourager l’esprit kaizen. Les managers intermédiaires ont rapidement appris à utiliser le système lean contre son intention originelle de stimuler la réflexion créative.
Cela nous amène aux points colorés en interne : de quelle manière encourageons-nous nos propres collaborateurs à échanger en permanence sur ce qui est en train de se passer, comment nous agissons en conséquence, ce que nous devrions continuer de faire et ce que nous devrions changer ? Cet échange se concentre sur le développement des personnes en les amenant à la table du projet de l’entreprise ou du département – leur donner une voix, aussi bien à un niveau opérationnel (il doit bien y avoir de meilleures façon de faire cela) que stratégique (devrions-nous réellement faire cela ou les conditions ont-elles changé et nous devons nous y prendre différemment ?).
La théorie de l’apprentissage a considérablement progressé sur les cinquante dernières années et s’est finalement débarrassée de certaines de ses origines comportementalistes (malheureusement, ce n’est pas le cas de la théorie managériale). Nous savons désormais que les adultes n’apprennent pas en renforçant un système de récompenses et de punitions externes – ils s’y adaptent simplement. L’idée qu’en ayant les bons rituels les gens développeront les « bonnes » habitudes est totalement idiote et provient d’un désir bizarre de transformer les personnes en robots. Les personnes sont des agents animés d’intentions et ont des processus de réflexion individuels. Ils apprennent en 1) formulant un but (qui leur corresponde), 2) formulant un plan, 3) observant si ce plan les rapproche de leur but, ou pas, et 4) réfléchissant s'ils doivent appliquer ce plan encore un peu ou le changer. Il aura fallu 50 ans de recherches sur l’apprentissage pour saisir l’intuition de Walter Shewhart et du PDCA de J. Edwards Deming.
Il s’agit de réfléchir, pas de réagir en permanence. Le secret qui en découle est que, pour être performants, les humains ont besoin d’équilibrer leur zone de performance (les résultats comptent) avec une zone d’apprentissage (soyons fous et réfléchissons en dehors des sentiers battus en faisant fi des conséquences, juste pour voir les choses différemment et essayer de nouvelles approches). Réduire l’activité humaine à la performance constante a l’immense inconvénient de réduire les résultats: les gens font des burn-out ou des bore-out, rétrécissent leur vision de ce qui est possible, perdent leur concentration et leur attention, et au bout du compte apportent des performances tout au plus médiocres. Et pourtant, nous devons comprendre qu’une fois qu’ils se retrouvent dans cette impasse, ils résisteront à toute tentative de les en extraire. Une particularité clé des humains est que si la réussite de leurs plans n’est pas challengée en permanence, ils vont s’enfermer dans leurs rituels et les maintenir quels qu’en soient les résultats.
Les programmes lean ne sont pas immunisés contre cela – bon nombre d’efforts lean que j’ai pu observer sur le gemba se sont transformés en une couche supplémentaire de bureaucratie, avec ses « stand-ups », ses faux kanbans, ses discussions absurdes, son intérêt pour le micromanagement de l’application des « standards » et toutes les caractéristiques détestables d’un comportement bureaucratique. C’est le côté obscur du lean. C’est le lean sans un sensei expérimenté qui vous challenge à revenir à vos clients et explorer comment les choses se font, jusqu’à ce que les mystères techniques soient résolus, et que vous parliez aux opérateurs eux-mêmes pour voir ce qu’ils pensent de leur travail. C’est le lean qui ré-organise la façon dont les composants sont agencés au poste de travail pour réduire les étapes, sans pour autant régler tel principal défaut du produit que tout le monde connaît. C’est le lean qui rigidifie les opérations pour satisfaire l’envie éternelle de contrôle du management, sans se préoccuper de l’impact que cela a sur les clients réels, les personnes ou les fournisseurs. Nous connaissons tous ce lean obscur. Nous l’avons tous pratiqué à un moment ou à un autre.
Pour revitaliser vos efforts lean, pour amener une énergie dynamique et positive, vous devez revenir à l’intention originelle « client un jour, client toujours ». Pour réussir une initiative lean, nous devons constamment garder en tête que nous bâtissons un intérêt profond pour le client et construisons la capacité des personnes à formuler des plans et à les évaluer pour qu’ils changent d’avis. Si nous revenons sur mon schéma, nous pouvons regarder chaque client individuel et nous demander : est-ce que nous avons un plan pour renforcer cette relation en étant plus fiable en matière de qualité, prix et délai – tout en traitant leurs besoins spécifiques ? Est-ce que nous revoyons et re-considérons ce plan, qu'il fonctionne ou pas, et ses implications ? Pour résumer, est-ce que nous pensons à ces personnes réelles que sont nos clients ?
Allez sur le gemba, demandez aux personnes ce qu’elles comprennent des envies, besoins, réclamations, demandes des clients et quels problèmes cela nous cause. Faites-le, encore et encore. Si vous vous détournez de cela, votre effort lean deviendra égocentrique (et auto-justifié), et à moins d’un gros coup de chance, tombera dans le lean obscur. Dans une activité de services, demandez-vous à quel point votre équipe est disponible pour vos clients, à quel point leur ton est amical, à quel point ils communiquent correctement leurs plans, à quel point ils sont flexibles pour répondre aux demandes spécifiques. Si vous produisez des logiciels, demandez-vous comment les clients utilisent votre système, comment il correspond à leur propre système interne, à quel point il est fiable et intuitif, ce qu’ils ressentent à propos d’un n-ième outil numérique. De la même manière, dans un hôpital, demandez-vous constamment, « Où est le patient dans tout cela ? » Demandez-vous comment vous pourriez améliorer les choses pour le patient plutôt que de gérer l’énorme complexité du système et les incessantes – et légitimes – doléances des médecins et des infirmières.
La qualité, c’est faire la bonne chose, puis de la faire bien. Mais bonne pour qui ? Le légendaire Fujio Cho, président de Toyota, est souvent cité dans le lean pour avoir dit « Allez voir, demandez pourquoi, faites preuve de respect. » Mais la première fois que j’ai entendu cette phrase dans une usine aux États-Unis qu’il avait dirigée, c’était « Mettez le client d’abord, allez voir, demandez pourquoi, faites preuve de respect. » Mettre le client d’abord est ce qui nous permet de rester dans le vrai lean honnête. Alors à chaque fois que débute une nouvelle année de lean, posez-vous les questions : mettez-vous réellement le client en premier ? En allant voir et observer les processus et les efforts lean, êtes-vous en train de regarder de vrais clients individuels de chair et d’os ? Ou faites-vous simplement semblant de respecter le client ? Est-ce que les gens ont un plan pour chaque client, et peuvent-ils comprendre chaque problème qu’ils ont à résoudre pour le satisfaire complètement ? À quelle fréquence réfléchit-on profondément à ces plans et où ils nous emmènent plutôt que de nous emballer et de réagir à chaque mail ? Avec un peu de chance, la prochaine fois que vous réfléchirez à votre business, vous penserez d’abord aux personnes qui en font un business, au-delà de ses limites organisationnelles – les personnes qui vous donnent de l’argent en échange d’un service et espèrent obtenir de vous ce qu’ils veulent, et vous font confiance pour faire tout votre possible pour leur apporter la plus haute qualité, les coûts les plus bas, et les délais les plus courts. Les clients sont le business.
Michael Ballé
Article paru sur Planet-lean.com, traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
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