Apprendre à voir

Imaginons la médecine sans cours d’anatomie, comme par exemple, l’antique théorie des humeurs, héritée...

Apprendre à voir

Imaginons la médecine sans cours d’anatomie, comme par exemple, l’antique théorie des humeurs, héritée d’Hippocrate et de Galien, qui voit la santé et le tempérament comme l’équilibre ou le déséquilibre de quatre fluides corporels (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) censés refléter et influencer le corps et l’esprit. Cela fait sourire— et nous sommes bien heureux qu’à la Renaissance, les médecins se soient intéressés à la réalité du corps humain.

Et pourtant, nous cherchons souvent à « soigner » l’entreprise (la rendre plus performante) sans nous intéresser à son anatomie. Quelque chose ne donne pas les résultats souhaités ? Quoi de plus simple que de définir un indicateur, se doter du bon objectif, demander aux managers de plus s’investir et de mieux suivre les « bonnes pratiques ». Si le patient est agité ou a le teint rougeaud, on peut lui prescrire une saignée ou un régime de nourriture froide et humide pour refroidir et assécher son organisme.

Les managers vont vous dire qu’il faut serrer les budgets. Les consultants qu’il faut améliorer les flux. Les administrations qu’il faut rajouter du contrôle. Mais de quoi parle-t-on ? Qui aujourd’hui s’intéresse à l’objet lui-même : l’entreprise et son fonctionnement. Non pas réduite à un organigramme, des budgets et des systèmes informatiques pour faire tourner le tout, mais à une véritable anatomie de l’organisation qui permettrait de comprendre comment telle action peut avoir tel effet. Et ainsi éviter de se dire que de ne plus payer ses fournisseurs pour protéger son cash (et sans doute payer son banquier) ou encore arrêter tout d’un coup ses usines peut se faire sans conséquences adverses.

Une entreprise est en premier lieu un produit ou service (souvent les deux) qui rend service à des gens prêts à payer pour. Une entreprise n’existe pas pour avoir des bureaux, des équipes ou un organigramme : elle existe parce qu’elle propose quelque chose d’utile. La valeur est au départ un produit ou un service qui résout un problème ou rend la vie plus facile à des clients. Tout le reste – finances, organisation, procédures – n’a de sens que pour soutenir et améliorer ce produit ou ce service. Gérer l’entreprise pour elle-même mène facilement à oublier ce qui fait venir les clients.

En second lieu, des procédés techniques et/ou technologiques qui permettent de fournir produits et services sur la durée et à l’échelle. Une fois qu’une entreprise a trouvé un produit ou un service qui a du sens pour ses clients, elle doit apprendre à le fournir de façon fiable, rapide, soutenable — et rentable. Cela passe par des procédés techniques et technologiques : méthodes de fabrication, systèmes logistiques, outils numériques, organisation du travail, standards de qualité, etc. Ces procédés ne créent pas la valeur par eux-mêmes, mais ils rendent possible de produire la même valeur tous les jours, en grandes quantités, sans se dégrader. C’est ce qui transforme une bonne idée en activité durable, rentable et capable de croître.

Après le produit et les procédés vient un troisième niveau, moins visible mais essentiel : les institutions. Les institutions sont des collectifs, souvent spécialisés, qui se dotent de normes et de techniques afin de supporter des processus. Elles ne fabriquent pas directement mais elles encadrent, entretiennent et font évoluer les systèmes, forment les personnes, fixent des règles communes, transmettent un savoir-faire et donnent des perspectives de carrière. Un service qualité, un centre de formation interne, un bureau d’études, une école professionnelle, un organisme de certification sont des exemples d’institutions de ce type. Chacune se spécialise, formalise règles et savoir-faire, et sert à soutenir un processus clé pour que l’entreprise puisse continuer à livrer ses produits et services. Les institutions sont humaines et, en tant que telles, ont des orientations et des biais : elles peuvent être plus ou moins équitables, ouvertes, accueillantes, bienveillantes ou au contraire injustes, réservées à un sérail, exploitantes ou désagréables. Autant les processus qu’elles maintiennent sont d’ordre mécanique— une suite d’étapes pour obtenir un résultat— autant les institutions sont le reflet des humains qui les composent et des orientations que leur donnent leurs dirigeants.

Ces institutions ne vivent pas en vase clos : elles tiennent ensemble grâce à un tissu de flux d’information et de rencontres de coordination. Rapports, indicateurs, systèmes informatiques, mais aussi réunions, visites sur le terrain et rituels collectifs font circuler ce que chacun sait et aligne les priorités. C’est ce réseau qui permet à des services différents – production, qualité, maintenance, formation – de se parler, d’ajuster leurs actions et d’apprendre les uns des autres pour que l’ensemble fonctionne comme un tout cohérent plutôt qu’une mosaïque de silos. L’alignement et la synchronisation des institutions (et donc des processus qu’elles maintiennent) est une des clés de la performance globale d’une organisation.

Bien évidemment, tout ceci prend place dans le cadre d’une culture, qui n’est, d’une part, jamais figée mais, de l’autre, peut également montrer une très grande permanence sur certains aspects. Les personnes discutent, explicitement ou implicitement, du sens de ce que fait l’organisation dans son ensemble, du sens que chacun y trouve individuellement, et des façons acceptables de se comporter entre collègues — les « protocoles relationnels » entre collègues et avec clients et fournisseurs. Ces négociations permanentes façonnent à la fois les règles implicites des relations, le ton des échanges, et l’ambiance générale – plus ou moins ouverte, tendue, bienveillante ou compétitive. La culture devient ainsi le fond commun sur lequel s’appuient produits, procédés et institutions, et qui donne sa couleur particulière à chaque entreprise et qui explique que deux entreprises aux structures similaires peuvent toutefois se comporter très différemment.

Et enfin, au-dessus de cet ensemble, se trouve le rôle du leadership. Les grands dirigeants ne font pas tourner l’usine au quotidien, mais ils fixent la direction, saisissent les opportunités, donnent le ton et arbitrent. Ce sont eux qui décident où investir ou se retirer, quelles technologies adopter ou abandonner, comment répartir les ressources entre les priorités, et quel style de relation ils souhaitent instaurer. Leurs choix orientent le jeu pour tous les autres niveaux et créent un cadre dans lequel produits, procédés, institutions et cultures peuvent se développer ou au contraire se fragiliser. Le dirigeant agit bien sûr par ses instructions à ses proches collaborateurs, mais l’effet réel va beaucoup plus loin. Sa manière d’écouter, de poser les questions, de réagir aux problèmes et de reconnaître les efforts diffuse une impression générale de soutien ou, au contraire, d’indifférence. Ce que les chercheurs appellent le “perceived organizational support” – le sentiment que l’organisation se soucie ou non de ses gens – est largement façonné par ce style de leadership. Selon qu’il encourage ou décourage, qu’il montre de l’intérêt ou qu’il sanctionne brutalement, il crée un climat qui touche l’ensemble des équipes, bien au-delà du cercle restreint des cadres.

Ces six éléments – le produit ou service, les procédés qui le font vivre, les institutions qui les soutiennent, les flux d’information et de coordination, la culture qui donne du sens et le leadership qui oriente – forment ensemble un seul et même système. Ce système dépasse de loin les procédures visibles du quotidien : c’est l’architecture profonde qui fait qu’une organisation fonctionne ou se désagrège. Vouloir en traiter un isolément sans comprendre son lien avec les autres revient à bricoler un organe sans tenir compte du corps entier. Leur efficacité vient précisément de leur interaction permanente, et c’est cette interaction qu’il faut apprendre à voir et à améliorer.

Quand les ingénieurs de Toyota, dans les années soixante, inventent ce qu’on appellera plus tard les outils du lean, ils ne partent pas d’une méthode abstraite. Ils connaissent leurs voitures et leurs processus sur le bout des doigts, parce qu’ils les ont conçus et fabriqués eux-mêmes sur les lignes. Leur souci n’est pas d’appliquer une “recette” mais de résoudre des problèmes concrets qu’ils vivent au quotidien : livrer à temps, éviter les défauts, faire circuler les pièces sans gâcher d’effort. Les kanban, andon, takt time et autres pratiques naissent ainsi comme des réponses ingénieuses à des difficultés réelles, sur un terrain qu’ils maîtrisent intimement, une connaissance vécue sous-jacente qui donne au système sa cohérence et sa force.

Aujourd’hui, on voit souvent l’inverse. Beaucoup de managers et de consultants s’emparent des “outils lean” comme d’une boîte à miracles, en pensant qu’il suffit de les déployer pour obtenir des résultats. Mais ils ne prennent pas le temps de comprendre en profondeur le produit, le processus et le quotidien des équipes. Ils plaquent un vocabulaire, des rituels et des indicateurs sans en voir la logique concrète. Résultat, les outils deviennent des formalités bureaucratiques, déconnectées du terrain, qui lassent les gens au lieu de leur donner du pouvoir d’agir. La volonté d’apprendre est le cœur du lean : aller voir, poser des questions, essayer soi-même — pour changer d’avis, pas pour imposer ses opinions toutes faites aux autres.

Sans cette intention, les “outils” perdent leur sens et leur efficacité. Plutôt que d’éliminer les pertes, ils créent toutes sortes de nouveaux gaspillages en rajoutant de nouvelles couches de travail inutile et démoralisant aux équipes — je pense par exemple aux nombreuses versions d’AIC, les animations à intervalle court, interprétation mal comprise de l’andon, qui surchargent le management de décisions à prendre de force, sans comprendre les problèmes de fond et ne font qu’aggraver les situations. Mais viennent également à l’esprit les « gemba walks » de chefs qui ne se sont pas auparavant intéressés à la charge de travail réelle de leurs équipes ou à leurs difficultés, et ne font qu'ajouter au sentiment de frustration et d’humiliation du terrain, au management visuel de powerpoints d’indicateurs sur les murs faits pour rassurer le management et décourager les autres, et ainsi de suite.

Le lean n’est pas une série de recettes mais un régime d’exercices pour muscler l’organisation. Shigeo Shingo comparait cela à essayer un costume trop étroit : il oblige à faire du sport pour y rentrer, à perdre ses mauvaises habitudes et à gagner en souplesse. Les outils sont ces exercices, pas le but en soi. Vouloir “faire du lean” sans d’abord s’intéresser à l’entreprise, à ses produits, à ses flux, ses institutions, sa culture et à ses contraintes concrètes, est comme suivre un programme de sport sans jamais regarder son propre corps : on mime des mouvements mais on ne progresse pas. Sans comprendre l’anatomie, au mieux, il ne se passe rien, au pire on se fait mal.

Accepteriez-vous qu’un chirurgien opère sans avoir appris l’anatomie ? C’est pourtant bien ce que font la plupart des réorganisations. Nous tolérons qu’on réforme des organisations sans jamais avoir pris le temps d’en comprendre les organes, les réseaux et les réflexes. C’est exactement ce que le lean, dans son esprit d’origine, invite à faire : aller voir, toucher, sentir, pour comprendre avant d’agir : quel est l’objet, comment se comporte-t-il réellement (et pas que comptablement) ? Il ne s’agit pas de plaquer des recettes mais d’entraîner l’entreprise à devenir plus souple et plus forte en partant de ce qu’elle est vraiment. Sans cette curiosité préalable, nous en restons aux saignées et aux potions du Moyen Âge. Comprenons l’organisation avant d’essayer de la changer, et comprenons également que c’est bien à ça que servent la plupart des techniques du lean : apprendre à voir.

Michael Ballé

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